Tech 4 Heritage
L'ambition de T4H est de collecter des informations, de produire des connaissances et de compiler des œuvres d'art du patrimoine irakien qui peuvent être partagées à tous les niveaux de la société et préservées de telle sorte qu'elles restent un matériau utilisable pour les générations futures.
Entretien avec Ivan Erhel
Bonjour Ivan, pourriez-vous vous présenter?
Je m’appelle Ivan Erhel. Je suis à l'origine producteur de films. J'ai connu Creative Europe parce que Media a financé mon premier film sur l'Irak, qui s'appelait Trésors de Mésopotamie. Je poursuis le travail commencé avec le film, en proposant un nouveau projet de formation, collecte et surtout de partage de données relatives au patrimoine de l'humanité en Irak. C’est un patrimoine mondial important, y compris pour notre civilisation occidentale dont il est la base, et très menacé, que ce soit par les conflits, le changement climatique ou l'érosion naturelle, qui touchent chaque année plusieurs sites, que ce soit au Kurdistan irakien ou en Irak fédéral.
Quel projet avez-vous présenté à l’Appel Coopération?
Il s’appelle Tech4heritage. C'est un projet sur lequel je travaille depuis plusieurs années, qui a pris du temps. L'idée est de partager les technologies 3D avec la population irakienne. Ce sont des techniques qui sont finalement assez simples et qui donnent des résultats très faciles à manipuler, à la fois scientifiquement viables, et en même temps assez fun pour pouvoir rassembler une audience qui regroupe non seulement les professionnels et les spécialistes de l'histoire et de l'archéologie, mais aussi la jeunesse connectée, qui ici en Irak est très connectée. ça a mis quelque temps d'abord parce qu'il fallait impérativement le soutien du Ministère des Antiquités, qui est un ministère assez puissant, qui contrôle non seulement 30 000 sites archéologiques, mais également plusieurs musées, et un certain nombre de bâtiments à haute valeur historique, patrimoniale ou architecturale.
L'idée était de former les gens. Je voulais au départ faire des formations complètement ouvertes, mais le ministère ne voyait pas d'un très bon œil l'idée que n'importe qui puisse se balader librement sur les sites archéologiques, car il y a en Irak un vrai problème de pillage. On a donc limité les formations à 50 participants. Elles vont avoir lieu dans les principales villes du sud au nord de l'Irak. On a choisi Nassiriya qui est tout au sud, Babylone qui est au centre, Bagdad, qui est la capitale et qui regroupe tout le monde, Mossoul, l'ancienne capitale convalescente de l'État islamique, occupée très durement pendant 4 ans, encore bien traumatisée par les exactions de Daesh (qui s’est d’ailleurs directement attaqué au patrimoine à partir de 2014) et Souleimaniye qui est une ville du Kurdistan irakien.
Le projet se propose en trois parties: les formations, les collectes et le partage de nos productions. Tout ça en open source. Ce sont des gens qui viendront de différentes régions d'Irak et on espère capter des moments de joie et de culture ensemble, afin de créer des ponts entre eux et entre l'Irak et l'Europe.
Quels objectifs et priorités de travail avez-vous identifiés? Quels sont vos partenaires? Pourquoi ce choix de l’Irak comme terrain de travail?
L'Irak c'est la cause que je défends, et je ne suis pas seul à le faire, on est nombreux. C'est vrai que Creative Europe soutient des projets en Europe, mais il y a deux choses. La première, c'est que d'une part, le patrimoine irakien concerne tout le monde, et notamment l'Europe, dans la mesure où ce sont les fondements de notre civilisation.
La deuxième chose c’est que je connaissais déjà deux de mes partenaires. Il y a Doppel, une société de solutions 3D et de réalité augmentée fondée par d'anciens archéologues qui ont pas mal travaillé au Kurdistan. Il y a aussi l'université de Rome, la Sapienza, et son directeur des études orientales Franco D’Agostino, qui mène de front plusieurs projets archéologiques dans le sud de l'Irak. Il est très heureux de développer ce projet et est convaincu comme moi que de faire du capacity building, c’est la clé.
Il y a Carraré, une association regroupant tous les acteurs mondiaux du patrimoine digital. Elle est basée à Dublin, mais elle regroupe des musées allemands, français, espagnols, qui sont intéressés par des solutions digitales appliquées au patrimoine. Donc on a à la fois une société, une société de production, une société de 3D, une société privée du Portugal, une université italienne, et une association irlandaise. Le ministère des Antiquités est un véritable partenaire. On a aussi l'université de technologie de Chypre qui viendra nous soutenir.
En quoi votre projet répond-il à l’objectif innovation et à la priorité numérique?
Alors, en fait, la 3D, la photogrammétrie ou le SCAN, ce n’est pas de l'innovation en soi, ce sont des techniques qui sont récentes. Mais ce qui est innovant chez nous, c'est la façon dont on veut les utiliser, non pas seulement pour faire des modèles 3D, mais également pour créer du lien social. C'est-à-dire que nous allons former non pas seulement des spécialistes, mais également la population générale, des gens qui sont investis, qui n'ont pas particulièrement de compétences, ni techniques, ni académiques, mais qui sont intéressés par le patrimoine, et donc créer du lien entre ces gens et participer à la démocratisation des techniques 3D à travers ce projet. Effectivement, oui, numérique, parce que c'est digital, c'est-à-dire que les données brutes seront rassemblées dans des bases de données à usage académique et scientifique, ou pour le Ministère des Antiquités irakien, ce qui leur servira à faire un monitoring de l'état de dégradation, malheureusement, de leur site. Les données photo et vidéo seront largement partagées sur les réseaux sociaux, et elles serviront à faire de petites capsules vidéo, mais aussi de petits films où on mélangera la petite histoire de nos participants avec la mise en perspective de la grande histoire de la Mésopotamie. Des modèles 3D formeront une bibliothèque virtuelle que chacun pourra venir consulter et enrichir, c'est-à-dire que chacun pourra librement commenter dans sa langue les modèles numériques et enrichir nos connaissances sur chacun des objets qu'on mettra en ligne. On espère réaliser de petites expositions en réel, pourquoi pas, à partir de toute cette documentation, photo, vidéo, 3D, peut- être des impressions 3D, des hologrammes.
Il y a quelque chose qui est important dans le fait que ce soit numérique, c'est que ce sont des méthodes de collecte non-invasives. On ne touche pas aux objets, on se contente de tourner autour et d'en capter, j'allais dire l'essence, mais non, en fait plutôt la surface, et de la numériser pour la partager et pour en parler le plus possible. On ne préserve pas le patrimoine en le numérisant, il reste sous la menace à la fois des changements climatiques, de Daesh, du terrorisme,... donc notre opération ne mettra pas le patrimoine à l'abri de ça, mais permettra de préserver son image et son état à l'instant T où se déroulera la connexion des données.
C’est un projet Europe Créative qui va se mettre en place en Irak. Comment, et quelle est l’importance de le faire?
Au-delà de cette pirouette intellectuelle qui considère que le patrimoine irakien, c'est l'ancêtre du patrimoine européen, il y a quand même quelques arguments très concrets. C'est un projet qui va demander beaucoup de travail avec des salaires, du matériel, des billets d’avion qui sont payés en Europe, donc des dépenses européennes. Nous avons aussi le soutien des institutions qui nous apportent des choses qui coûtent réellement de l'argent et qui nous les donnent. Je prends pour exemple l'accès média pour filmer sur un site, c'est 500 dollars par jour. Donc nous on a 30 000 sites sur deux ans gratuitement, ce sont des dépenses qu'on n'aura pas à faire. Creative Europe nous finance à hauteur de 80%, il reste donc de l’argent à trouver et la recherche de financements est un processus qui va durer tout au long du projet. On a des contacts avec des mécènes.
Il y a autre chose aussi avec l'innovation, c’est qu'on veut créer un modèle d'action urgente pour le patrimoine en danger. L'idée derrière c’est que cela peut constituer un modèle qui peut être reproduit dans d'autres pays, je pense évidemment à l'Ukraine mais je pense aussi à la Mauritanie, la Centrafrique qui ont un patrimoine très important pour l'humanité et peu de moyens. La photogrammétrie c'est quelque chose d'assez économique, même si la qualité s'en ressent, c'est quelque chose qui peut être réalisé, produit et consommé à partir d'un smartphone. Un simple smartphone peut permettre de produire un modèle 3D mais aussi de le consulter. L’autre outil qu'on va utiliser c'est les drones. Ils sont globalement interdits en Irak mais il y en a donc on veut les intégrer, les utiliser pour sauver ce patrimoine qui nous tient à cœur.
Nous avons des dépenses de type production audiovisuelle parce que la qualité des images est un critère pour le partage sur les réseaux sociaux. Il y a des dépenses qui ne sont donc pas directement liées à la préservation du patrimoine mais bien à son partage, car nous sommes convaincus qu’il participe à la préservation: quand on oublie l'importance du patrimoine, on le laisse se dégrader, en particulier dans ce pays, et là il se dégrade très vite.
Quand nous avons démarré ce projet, la guerre en Ukraine n’avait pas encore explosé, mais je pense qu'une des perspectives sera aussi de profiter de ces travaux pour réfléchir à l’après-guerre et à la reconstruction. Aujourd’hui je sais qu'il y a des projets similaires qui sont déjà mis en place en Ukraine. Tech4heritage pourra être utilisé, adapté à d'autres contextes. Pourquoi pas aussi pour le patrimoine qui n'est pas spécialement menacé à part par l'oubli! Il y a des régions de France, d'Espagne ou d'Italie où il y a des choses extraordinaires dont plus personne ne s'occupe depuis des années. Les techniques qu'on pourra mettre en place devraient permettre à n’importe qui avec un smartphone de préserver et de partager son patrimoine en 3D. Pas besoin d'attendre que le patrimoine soit menacé, il suffit de s'y intéresser. Il y a dans chaque village d'Alsace des associations de préservation des châteaux, on pourra créer un modèle d'action où ils pourront scanner leur château et en faire ensuite, soit du partage sur les réseaux, soit reprocesser les données, les conserver...
En moyenne, il est quasiment certain que dans 10 ans, tout ça aura largement progressé et donc, on pourra réutiliser ces données avec les nouveaux logiciels encore plus puissants. A la fois pour le futur dans le temps et dans l'espace, globalement des technologies pourront être appliquées partout, patrimoine en danger ou pas.
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